Bulletin No. 2 – version française

Pourquoi NON ? (pdf)

Les non-mouvements

Cela a peut-être commencé en 2009 en Iran avec le « mouvement vert », suivi de ce qu’on a appelé le printemps arabe, les émeutes dans les banlieues, les gilets jaunes… des mouvements insurrectionnels spontanés, en tout cas imprévisibles, qui n’étaient pas conduits par des acteurs politiques classiques, partis, syndicats ou confédérations, pour obtenir tel ou tel objectif politique, telle ou telle augmentation salariale de quelques pour cent, telle ou telle réduction du temps de travail – quand bien même les prix du pain ou de l’essence en avaient été les élements déclencheurs. C’était le début de ce qu’Asef Bayet a appelé « non-mouvements »1.

La revue Endnotes a repris ce concept en l’appliquant à la partie occidentale de ce monde. Pour eux, il s’agit d’un signe de notre temps : on peut comprendre ces non-mouvements comme « l’action collective d’acteurs dispersés et non-organisés ». Dans leurs luttes, nous avons affaire à des « pratiques revendicatives », c’est-à-dire des actions directes que leur radicalité détache de toute revendication passible d’entrer dans le cadre d’une realpolitik. Il n’y est pas question d’exercer une pression sur les autorités, ni de forcer des concessions. Ces non-mouvements ne sont pas révolutionnaires ; à première vue, ils sont l’expression subjective d’un désordre objectif. Ils produisent des révolutionnaires sans révolution.

Endnotes insiste là-dessus : ce qui est déterminant dans ces mouvements, ce n’est pas la composition de classe, mais la « décomposition » de classe. : « Ainsi, il est aujourd’hui rationnel pour les prolétaires, et de plus en plus pour les membres des classes moyennes, de se tourner vers d’autres catégories afin de définir leur place dans un ordre mondial chancelant. »2. Il faut ajouter que le (dés)ordre du monde ne fait pas que déclencher la recherche de nouvelles catégories ; il produit effectivement des catégories nouvelles. Une femme de ménage pauvre du Chili peut être du fait de son mode de vie, de sa pensée et de son action, en premier lieu la mère inquiète d’une lycéenne en lutte : «La classe demeure la source principale de nos séparations […] mais l’appartenance de classe est aujourd’hui calibrée par une multitude de variables telles que l’âge, le sexe, la géographie, la race ou la religion qui agissent autant comme canaux que comme limites réelles des luttes sociales et qui font des politiques de l’identité une véritable expression de la lutte des classes ». L’identité de chacun, produit de la subjectivation néolibérale et en même temps condition du combat contre celle-ci, est tout à la fois essentielle et inessentielle, une force et une faiblesse des non-mouvements. Ceux-ci donnent lieu à une confusion des identités, un dépassement des catégories réelles et une non-subjectivation par-delà les identités.

Voilà donc ce à quoi nous asistons : la confusion du monde. Partout des résistances s’embrasent, venant de zones et de régions, d’hommes, d’individus et de collectifs dont nous ne l’avions pas attendu. Nos vieilles catégories politiques, économiques, idéologiques, ne suffisent plus pour comprendre le monde et les hommes. Et la vitesse et la violence du surgissement de ces non-mouvements n’a d’égale que celle de leur disparition ou de leur échec. Ce que nous imposent les non-mouvements, ce n’est pas seulement une recherche pratique dans des lieux étrangers, avec des gens qui nous sont étrangers, mais aussi une recherche théorique en quête de nouvelles catégories et de nouveaux concepts.

La pensée du Non

Partant de ces non-mouvements, nous proposons de faire du Non la perspective fondamentale de notre pensée. En soi, cette proposition n’a rien de nouveau. Bien au contraire : c’est ce qui fonde toute pensée critique, et pourtant aujourd’hui toute capacité de négation semble s’être perdue. Aujourd’hui toute négation va de pair avec une offre de compromis adressée aux dirigeants, avec une offre de coopération à ceux qui supposément poursuivent les mêmes objectifs – et tout cela la dégrade pour en faire une simple critique affirmative. Il ne reste plus de négation que le nom. Dans la théorie aussi, toute pensée supposément négative est toujours déjà liée à la soumission aux « conditions réelles », à l’absence supposée d’alternatives ou au politiquement pensable. En cet état de choses, la pensée du Non est la tentative de sauvegarder la tradition de la négation et dans un même mouvement de s’en extraire pour la faire aller au-delà d’elle-même. Une négation qui se prend au sérieux doit aussi être en mesure de se critiquer elle-même.

Pour nous, cela veut dire en premier lieu : tout remettre en question, se demander si l’on ne peut pas tout penser autrement ; dire Non, ou « I would prefer not to » ; s’en remettre d’abord à sa propre pereption du monde pour s’extraire de la totalité du présent et des limites qu’il impose à la pensée. Cela signifie s’en remettre à l’intuition qu’il n’y a pas de vrai dans le faux. Phrase que l’on entend souvent, et pourtant on dirait que tous ont oublié ce qu’elle veut dire. Il arrive même parfois que ce Non ne soit suivi d’aucune explication, parc que nous ne pouvons pas encore mettre en mots notre refis, qui n’est encore rien de plus qu’un sentiment ou une intuition. C’est très bien comme ça. Les « constructifs » voudront qu’on leur fournisse une explication, et qu’on suive leur invitation à jouer le jeu de la réalité – premier pas vers une realpolitik, fut-elle de gauche. Pour nous cela signifie aussi se mettre en recherche de cette pensée négative, dans notre quotidien, avc les gens qui nous entourent de près ou de loin, ainsi que dans des livres.

La négation est un réalisme radical

Voilà bien ce que la gauche (radicale) ne peut pas supporter, et qui pourtant, au vu de l’état du monde, est nécessaire : que tout soit remis en question, même dans une perspective historique, et qu’on refuse toute perspective constructive. Nous suivons Henrik Wallat quand il affirme que le Non, la négation, ne sont ni un nihilisme, ni un défaitisme3. Il ne s’agit pas de jouer le jeu du pouvoir soi-disant parce qu’il n’y aurait pas d’issue, comme le font les progressistes. Mais la négation n’est pas non plus un utopisme ou un radicalisme qui se paye de mots,, car « elle a conscience de la médiation de toute pratique avec ce qui est ». Enfin, elle n’est pas non plus un moralisme subjectif, qui s’adonne tout entir à sa propre supériorité dans des communes de salon, en pratiquant une introspection digne d’une religiosité intériorisée que l’on appelle sensibilisation aux dominations, entre autres méthodes défaitistes du néolibéralisme. La négation, le non est aussi un refus de cette autre forme de moralisme subjectif que l’on a autrefois reproché aux autonomes, le volontarisme, qui, ne supportant pas l’inadéquation de la réalité à ses idéaux, devient dans le pire des cas une pratique de la terreur jacobine ou stalinienne.

Bien au contraire : face à la merde et aux catastrophes de ce monde, le Non, la négation est un réalisme radical. Le négativisme4 n’a pas de pouvoir, ni n’aspire à s’en emparer : son désir est bien plutôt d’en subvertir la logique. Mais l’anti-pouvoir négativiste ne cesse de voir ses principes et ses moyens se briser contre la réalité. Pourtant cette expérience ne le détruit pas, comme le ferait l’adaptation à la réalité. bien au contraire, son seul espoir est de pouvoir, à long terme, saboter et subvertir le pouvoir par son absence de pouvoir. Une telle pratique ne se voit décerner aucun médaille, et les livres d’histoire n’en parlent que pour compter ses défaites. En restant fidèles à ces défaites, le négativisme fait vivre l’espoir que ces chroniques du pouvoir vainqueur seront un jour elles aussi une page du passé. Mais on ne saurait parier là-dessus, et même une victoire de la raison sur la domination ne peut plus en sauver les victimes passées, ni faire que son histoire ne soit pas arrivée.

Non-Congrès

Partant de notre refus sans compromis, de notre passion pour la négation, et dans l’esprit de ce texte, nous proposons de nous rassembler avec vous. Pas pour nous organiser, ni pour élaborer un programme commun, mais pour nous informer mutuellement de nos expériences et de nos questions, pour entre en dialogue et pour voir où nous mènera le voyage. Qu’est-ce qui nous est arrivé, et qu’est-ce qui est arrivé au monde ?

Où qu’on regarde, la finitude ne cesse de faire irruption dans l’infini du capital : il y a les irruptions les plus notoires, comme la crise climatique, qui est la catastrophe de notre façon de vivre bien plus qu’une catastrophe de la nature ( la nature est, tout simplement), ou comme les guerres qui ont éclaté et celles qui restent à venir, et qui annoncent un nouvel ordre mondial, comme les non-mouvements, qui ne sont pas d’énièmes accidents du va-et-vient entre pouvoir et résistance, mais les vecteurs du desordre et de l’espoir de ce monde ; il y a aussi les irruptions à l’échelle de notre quotidien administré, quand des amis devinnent adversaires et des adversaires amis, quand le manque devient plénitude et la plénitude gloutonnerie, quand l’intérêt devient désaffection et que la désaffection mène à une connaissance nouvelle. Nous supposons que vous pourrez nous en dire plus sur ces irruptions.

Elles ne garantissent pas la fin du monde dans lequel nous vivons. Pas plus qu’elles ne garantissent que quelque chose dans ce monde va changer pour le mieux. Bien au contraire, l’histoire a montré qu’au milieu de ces irruptions peut émerger une infinité plus totale encore. Ce que peuvent ces interruptions, c’est donner un enseignement et quelques indications pour comprendre le monde, puis pour l’attaquer. C’est pourquoi, nous le croyons aussi, il faudra laisser derrière soi bien des choses et bien des gens. Cela non plus n’est, à vrai dire, rien de nouveau. Comme l’écrit H.Wallat, les livres d’histoire sontgarnis de nos défaites, et l’on ne peut pas sauver les victimes du passé. En sommes-nous au point où l’on ne peut qu’être défaits sous le poids de l’histoire ? Nous sommes conscients de ce problème et c’est justement pour cela que nous sommes convaincus d’avoir un rôle à jouer : « do it or die ».

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Nous partagerons les thèmes du non-congrès et l’état actuel de nos réflexions dans les prochains bulletins :

– le prochain : le tournant des temps. Covid-19 – critique de la science- religion – état d’exception.

– le suivant : (no) Future. le régime écologique d’accumulation du capital. les marchés financiers. un (dés)ordre mondial nouveau.

– le dernier : qu’est-ce que la politique ? oasis et territoires – éthique contre politique contre universalisme –destitution, désertion, destruction.

Programme provisoire

Vendredi (début 19h) : Accueil – la perspective Non, qu’est-ce que c’est ? et comment nous y sommes parvenus. Estimations de la situation présente et discussion sur le status quo :

Vivons-nous dans des temps pré-révolutionnaires ? Qu’est-ce qui bouge en ce moment dans les émeutes, dans les non-mouvements ? Quel rapport avec la crise de la gauche (radicale) ?Peut-on encore se permettre d’avoir un espoir ?

Samedi (début 10h) :

1er panel : présentation & discussions  sur le tournant des temps – covid-19 – critique de la science – religion

Le covid était-il un exception de l’exception ou un signe de la normalisation de l’exception ? Quelles formes de subjectivation peut-on observer en cette dernière étape du néolibéralisme ? Quel rôle jouent digitalisation et science dans la production d’un nouvelle forme de totalité sociale ? La science comme religion : qui sont ses fidèles ? Bio- et nécropolitique.

2è panel (15h30) : Présentations & discussions : (no) future – le régime écologique d’accumulation du capital – les marchés financiers – un (dés)ordre mondial nouveau.

Que signifie le gouvernement de l’écologie ? A quoi mène le progrès illimité de l’abstraction formelle dans le capitalisme : prédominance de la spéculation financière, irruption de la finitude et fascisme vert. Le catastrophisme, idéologie du renouvellement ou de la fin ?

Dimanche (début 10h): Conlusion : Qu’est ce que la politique ? oasis et territoires – éthique contre politique contre universalisme –destitution, désertion, destruction

Vivons-nous la fin de la politique telle qu’elle a été vécue dans le monde occidental depuis la fin de l’Antiquité, ou simplement sa refondation ? Quelle forme donner à un nouveau début ? OU plus simplement : comment voulons-nous lutter ?

Quand la politique a failli, ne nous reste-t-il rien que l’éthique ? Quand il n’y a pas d’issue dans une confrontation directe, ne reste-t-il rien que le retrait ? la destitution du pouvoir ? quels sont les lieux de sa destruction ? avec qui voulons-nous lutter ? Qu’est-ce que cela veut dire de vaincre, même si la victoire est loin d’être en vue ?

Date, Lieu etc.

Afin d’être préparés, nous vous demandons de bien vouloir vous inscrire par le biais de cet e-mail : non-kongress@systemli.org. Il s’agit surtout pour nous de savoir sur combien de personnes compter. Nul besoin de nous fournir un portfolio politique, une profession de foi et toute autre information civique comme vos noms. Le congrès se déroulera du 21 au 23 juin à Berlin. Vous serez informés du lieu précis par e-mail. Nous ne sommes malheureusement pas en mesure de vous fournir un hébergement. Il faut vous en occuper vous-mêmes. Pour ceux qui habitent à Berlin, nous vous demandons de nous indiquer dans votre mail si vous pouvez héberger des gens, et combien. Cela permettra de s’organiser sur place.

Textes suivants

Il y a trois textes qui font partie du second bulletin en allemand qu’on ne recopie pas ici en version française. Les deux premiers sont trouvables sur internet en français. Le troisième n’existe qu’en allemand. On vous prie de demander à vos amis de vous le traduire ou d’utiliser une machine de traduction…

(1) Pour Nahel. Anthologie des émeutes

(2) Endnotes – Avant les Barbares

(3) Hendrik Wallat – Le ticket progessiste

1 How Ordinary People Change the Middle East, 2013

2 https://lundi.am/Barbares-en-avant-Endnotes

3 Toutes les citations dans cette section sont tirées de : « Le faire-valoir progressiste. Thèses sur le caractère affirmatif de la théorie critique et sur le conformisme de la gauche » de Henrik Wallat. A ma connaissance, le texte n’a pas été traduit en français. (https://www.untergrund-blättle.ch/dokumente/hendrik_wallat_das_progressive_ticket.pdf)

4 Le texte allemand, reprenant H.Wallat, utilise le terme Negationnismus, distinct en allemand du terme qui désigne le fait de nier un génocide (qui se dit en allemand Völkermordleugnung/ Holokaustleugnung). En l’état , le terme négationnisme est inutilisable en français. Il a fallu recourir à négativisme.

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